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Ce que nous apprend la dernière zone de glace

Publiée le 21 oct 2024

L’ultime sanctuaire de la glace de l’océan Arctique fait l’objet d’intenses recherches scientifiques. Découvrez le récit de recherches au coeur de la dernière zone de glace, raconté par les chercheurs Mathieu Ardyna et Warwick Vincent.

De l’autre côté de l’écran, Mathieu Ardyna fige sans cesse. La connexion à bord du brise-glace canadien de recherche NGCC Amundsen, quelque part au large du Groenland, est mauvaise. Il faudra plusieurs tentatives avant de pouvoir discuter avec le scientifique sur son retour de l’expédition REFUGE-ARCTIC. Ce programme de recherche international et multidisciplinaire a réalisé sa collecte de données dans la dernière zone de glace, en Extrême-Arctique. « Nous voulons établir une base de référence sur les interactions entre la glace de mer, l’air et l’océan de cette région qui est l’une des moins explorées au monde », nous explique le chercheur principal du projet.

 

amundsen dans le haut-arctique canadien sentinelle nord
Crédit : Amundsen Science

 

La région océanique située à l’extrême nord du Canada et du Groenland subit de plein fouet les effets du réchauffement du climat, qui est quatre fois plus rapide en Arctique que sur le reste du globe1. Si bien que la « vieille » glace de mer qui y subsiste normalement toute l’année, même durant l’été, pourrait éventuellement disparaître. Des petites algues de glace à la morue polaire, en passant par les phoques et les ours polaires, plusieurs espèces dépendantes de cet environnement pour leur survie seront alors confrontées à des défis considérables. Les peuples inuits verront quant à eux menacé leur mode de vie traditionnel basé notamment sur la chasse de subsistance.


Le temps presse donc : il faut caractériser ce refuge unique pendant qu’il en est encore temps. C’est la course contre-la-montre dans laquelle sont engagés les 55 scientifiques de REFUGE-ARCTIC. Lors d’une mission de 56 jours sur le NGCC Amundsen, en août et en septembre, les équipes ont documenté des fjords qui jonchent le détroit de Nares à la région de Tuvaijuittuq, qui signifie « l’endroit où la glace ne fond jamais » en inuktitut. « Nous avons travaillé 24 heures sur 24 pour optimiser chaque seconde de notre passage dans ces eaux difficiles d’accès », raconte Mathieu Ardyna, qui est rattaché au laboratoire de recherche Takuvik (CNRS/Université Laval).

 

Glaciers à terminaison marine, glaciers à terminaison terrestre et interactions avec l'océan sentinelle nord
Légende : Glaciers à terminaison marine, glaciers à terminaison terrestre et interactions avec l'océan. Images Sentinel-2. 
Crédit : Karen Nieto


« REFUGE-ARCTIC, comme tant d’autres projets financés au fil du temps par Sentinelle Nord, constitue un formidable tremplin pour la prochaine génération de chercheurs intéressés par l’Arctique. Il s’agit d’une opportunité de formation incroyable dans la vie d’un étudiant-chercheur », affirme Warwick Vincent, professeur associé au Département de biologie de l’Université Laval et spécialiste des communautés microbiennes qui habitent les cours d’eau des régions polaires.

 

Pertinence certaine

Les échantillons inédits ramenés de la dernière zone de glace sont d’une inestimable valeur scientifique. On parle de particules atmosphériques, de carottes de sédiments et de glace, d’organismes benthiques et pélagiques qui, une fois de retour à bon port, prennent le chemin des laboratoires des pays d’origine des membres du consortium – France, Canada, États-Unis, Danemark… Du lot, une partie servira à étudier la vie invisible à l’œil nu dans les écosystèmes des hautes latitudes. Parce que ces derniers sont sous-explorés, on en ignore tout ou à peu près.

« On pense souvent aux grands mammifères polaires lorsqu’il est question du Grand Nord, mais il existe toute une communauté d’organismes microscopiques qui supporte la base des réseaux alimentaires. Et nous commençons à peine à comprendre la nature de cette vie aquatique et comment elle réagit à la modification rapide de son environnement », explique Warwick Vincent. Le professeur a contribué, entre autres, avec ses étudiants et étudiantes et ses partenaires, à la découverte d’une nouvelle classe de bactéries endémique à certains lacs de la dernière zone de glace : Candidatus Tariuqbacter. « Tariuq signifie eau salée en inuktitut », spécifie-t-il.

 

échantillonnage dernière zone de glace sentinelle nord
Crédit : Denis Sarrazin


Ses travaux sur les espèces microbiennes qui peuplent spécifiquement la dernière zone de glace ont aidé aux efforts de conservation de ce sanctuaire. Warwick Vincent est un des conseillers scientifiques pour la création en 2019 de l’aire marine protégée Tuvaijuittuq, d’une superficie de près de 320 000 km2, dont l’objectif est de préserver une partie importante de l’écosystème de la glace de mer de l’Extrême-Arctique. « La protection permanente de la dernière zone de glace exige de s’appuyer sur des données probantes », fait valoir Warwick Vincent, qui a collaboré avec les communautés autochtones locales, notamment celles de la communauté de Grise Fjord, pour développer les plans de conservation dans cette région.


Un héritage

La portée des travaux sur la dernière zone de glace va au-delà des centaines d’articles scientifiques qui en émaneront dans les prochaines années. Les connaissances générées serviront, entre autres, à conserver l’aire marine protégée Tuvaijuittuq ainsi que la zone terrestre adjacente du parc national Quttinirpaaq. Par ces retombées concrètes, c’est tout le travail d’équipes de recherche futures qui s’en trouvera facilité, ce qui aidera ultimement à prévoir les changements qui se produiront à l’échelle planétaire et à mieux s’y préparer. 
« Sentinelle Nord nous permet de concrétiser des projets de grande envergure », insiste Mathieu Ardyna. « Cette aventure scientifique, mais aussi sociale, a été synonyme de retombées positives pour tous et toutes, renchérit pour sa part Warwick Vincent. Nous prenons à peine la pleine mesure de cet héritage, qui va se faire ressentir pendant des décennies. »

1. Rantanen et al. (2022)